La Croix et l'Algorithme

Le grand soir
de l'évangélisation ?
Construit sur une vision plutôt conservatrice, le discours des apôtres numériques séduit en reprenant les codes du monde de Youtube. Au point de revendiquer chaque jour de nouvelles conversions en ligne. Mais quelle valeur leur donner ?
Episode n°4
Episode n°3 
O

n va matraquer, matraquer, matraquer les gens de messages. »

L'intention des influenceurs laisse perplexe Renaud Laby. « Est-ce que ce qu'ils proposent c'est quelque chose qui inscrit le récepteur dans une relation avec le Christ et avec les autres chrétiens ? Ou est-ce que c'est simplement pour faire adhérer l'autre à leur manière de penser ? ». Le chercheur ne croit pas si bien dire. Le matraquage, les catholiques, inventeurs de la propagande (voir épisode 1), connaissent bien. Les influenceurs de cette confession n'échappent pas à la règle. On recense pas moins de 93 publications Instagram et 46 vidéos sur les 6 derniers mois pour le Frère Paul Adrien d'Hardemare, en plus de ses storys quotidiennes et de ses lives hebdomadaires. Sœur Albertine Debacker, elle, a publié pas moins de 123 reels Instagram sur la même période. Pas de quoi rivaliser avec le Père Matthieu qui décroche la palme avec 228 Tiktok, soit plus d'un par jour !

Approche moderne, discours conservateur

Mais pour dire quoi ? Le discours est surtout normatif et peut parfois s'apparenter à de la catéchèse*. Il est question de droits, de devoirs et d'un raisonnement manichéen mettant la réflexion théologique sous le tapis. « Ce que fait Frère Paul-Adrien d'Hardemare, c'est expliquer ce que pense l'Église sur tel ou tel sujet, c'est jamais vraiment faire réfléchir sur la vision de Dieu et des évangiles » expose le journaliste Timothée de Rauglaudre.

Faut-il porter le voile ? Peut-on écouter de la musique profane ? Comment lire la Bible ou comment agit le diable ? Autant de questions posées aux influenceurs dont les réponses sont une retranscription du monde binaire qui se fonde sur une vision souvent conservatrice de la société. Dans une interview accordée au média d’extrême-droite Valeurs Actuelles, le Dominicain, se dit lui-même « moderne sur la forme et classique sur le fond ». Une tendance d'ensemble logique selon Renaud Laby qui affirme que les catholiques les plus conservateurs sont les acteurs sur Internet. Ces derniers ont l'avantage d'être « les plus liés aux milieux d'affaires et à la bourgeoisie catholique » complète le journaliste.

Vincent Bolloré et Pierre-Edouard Stérin, deux figures centrales des millieux d'affaires catholiques.

Dans le fond, on pourrait résumer le contenu en ligne à « Moi et Jésus, comment je gère ma vie de catholique », comme le remarque le prêtre manceau. Les relais d’opinion en ligne se concentrent uniquement sur la dimension individuelle et spirituelle de la foi catholique. Une pratique pas si éloignée des sujets tendances sur le développement personnel. Robert Scholtus, curé à Metz, fustige « les techniques au service du Moi, de mon bien-être, de ma santé, de mon développement personnel »Cette vision est aux antipodes de celle de l’Église. « Pour nous le spirituel c'est pas le repli sur soi. Le moi ne trouve sa pleine dimension que dans une ouverture à l'autre. » récite-t-il.

Père Matthieu, qui peut être considéré comme plus ouvert (voir épisode 2), est clairement une exception dans l'univers des influenceurs catholiques. À travers ses prises de positions sur l’homosexualité qu’il déclare ne pas être un péché, « il essaye de rendre, si je puis dire, le catholicisme un peu sexy » estime Renaud Laby. Jusqu’à parfois créer la controverse.

Comme son confrère, les propos de Soeur Albertine Debacker provoquent également certaines polémiques. Habituée aux discours conservateurs de leur Youtubeur et Instagrammeur, une certaine part de l’audience conteste sans retenue certains discours de la sœur de la communauté du Chemin Neuf. Pour une vidéo où cette dernière appelle l’Église à se reformer en accordant plus de places aux femmes, les critiques ont fusé sur Twitter. « Bientôt, vous n’aurez plus le droit de dire “mon père”, il faudra trouver un terme plus inclusif et non genré. Et je ne parle même pas de la galette des rois…. »  peut-on lire. Pour certains, la religieuse est « une ONG humanitaire gauchiste voulant faire culpabiliser l'homme blanc européen. »

Éviter les tabous

Si les mots sont souvent durs et les pensées poussiéreuses, la forme, elle, est radicalement moderne. Les vidéos face-caméra de ces influenceurs miment tous les codes du Youtube d'aujourd'hui : diction frénétique, montage millimétré, référence à la pop culture, proximité et blagues. Des blagues qui viennent systématiquement désamorcer et faire passer en douceur les discours les plus virulents et conservateurs. Les influenceurs ne se cachent pas de suivre le modèle de leurs homologues mainstream, à l'instar du Père Aymar de Langautier qui cite parmi ses inspirations Pierre Croce, Tibo Inshape et McFly et Carlito.

Même leur image est mise en avant. Renaud Laby cite les observations de la sociologue Isabelle Jonveaux en faisant remarquer que ces influenceurs, majoritairement des hommes, « sont des beaux gars, avec la mèche qui va bien tout ça. Ces garçons se mettent en scène et jouent un peu sur le physique ».

« J'évite juste de faire le débile sur des sujets touchy »
Père Aymar de Langautier

Comme leur visage, le discours est lui aussi globalement lissé. Pour éviter la polémique et la démonétisation, les influenceurs catholiques s'abstiennent d'évoquer des sujets qui pourraient nuire à leur progression. « J'évite juste de faire le débile sur des sujets touchy » explique Aymar de Langautier. Le prêtre toulousain étant rejoint par Kriks06 : « Les gens me voient comme quelqu'un qui fait des blagues, qui sourit et qui a de la joie tout le temps. Donc ça serait bizarre si je parle de sujets polémiques. » Si le premier ne se sent pas légitime pour aborder certains sujets au nom de l’Église, le second veut lui éviter « la guerre dans [ses] commentaires ». Après en avoir fait les frais, il a choisi « d'arrêter d'abuser », même s'il « ne regrette rien ».

Bien que les influenceurs souhaitent banaliser le fait de parler de religion sur Internet, force est de constater que ce sujet n'est pas anodin et attise les réactions. Le Catho de service en fait régulièrement les frais : «  Il y a des gens que ça énerve ou, forcément, il y a des gens qui trouvent ça ridicule. Et parmi ces gens-là, il y en a qui vont essayer de venir te descendre et descendre absolument tout ce qu'on dit sur la foi ». 

C'est le prétexte qui sert aussi au Frère Paul Adrien d'Hardemare pour régner d'une main de fer (dans un gant de velours) sur la discipline de son Discord. Très attaché à en faire un endroit « de chill et de bonne humeur », la modération du Dominicain est pour le moins stricte et laisse peu de place à la réflexion. Les débats sont contrôlés, parfois jusque dans les messages privés. Et « si les modérateurs demandent d'arrêter une conversation, on arrête immédiatement ». Symptomatique, la question de l'homosexualité est réservée aux prêtres et l'usage de iel est strictement interdit.

Capture d'écran du message d’accueil sur le serveur Discord du Frère Paul Adrien d'Hardemare.

Des conversions en ligne qui laissent sceptique

Ces influenceurs ont-ils trouvé la recette miracle ?  « Deux à trois demandes de conversion à la foi chrétienne par jour. Ça, c'est cette chaîne » prétend le Frère Paul Adrien d'Hardemare dans une vidéo publiée le premier février dernier. Un apport providentiel pour une Église empêtrée dans un amas de scandales à n'en plus finir. Le Dominicain est loin d’être le seul à ramener des brebis égarées sur le droit chemin. Lors de la Nuit des influenceurs, il était une quinzaine d'apôtres numérique à lever la main à la question : « Avez-vous reçu des témoignages de conversion en ligne ? » 

Ces convertis en ligne sont souvent des jeunes à l'image d'Alice. Cette dernière a 19 ans et « niveau travail, c'est un peu compliqué en ce moment, au niveau des études aussi. C'est peut-être en lien avec mon envie de découvrir » réfléchit-elle. Suivant depuis 2 mois les chaînes des influenceurs, Paul-Adrien d'Hardemare en tête, elle pense déjà au baptême. Même son de cloche pour Cassandra, 30 ans. Croyante mais non-pratiquante, elle a décidé de se baptiser à force de visionner le feed Instagram de la Soeur Albertine Debacker. « Ça a consolidé ma foi et ça m’a aidé à passer le pas pour me faire baptiser », reconnait-elle

Le profil des influenceurs ne cesse de conquérir de nouveaux fans comme Clément, 21 ans : « Ils transcendent quelque chose de bon naturellement ». Ces figures « très paternelles et maternelles » prennent par la main ces personnes pour faire leurs premiers pas sur le chemin de la conversion. La pratique en ligne étant souvent plus accessible pour eux. « L'église ça me crée un peu d'appréhension, de timidité, j'étais gênée d'y aller sans rien connaître à la religion »  réfléchit Alice.

Pour y remédier, les influenceurs ont trouvé la parade. Proches de leur public, ils ont réussi à installer une relation de confiance. Cassandra confie ne pas oser rentrer dans une église, sauf si la messe était officiée par Sœur Albertine. À travers les vidéos de cette dernière, l'abonnée pense la connaître et se sentirait plus à l'aise, notamment au moment qu'elle redoute en tant que nonbaptisée : l’offrande de l’hostie. « Pour un sujet délicat comme la religion, cela me permet d'aller plus à mon rythme » ajoute Florian, 35 ans, membre actif de la communauté du Frère Paul Adrien d’Hardemare. 

Cependant, les observateurs restent sceptiques sur la valeur de ces conversions virtuelles. « Quand les gens nous disent "moi je me suis converti en ligne", la première question à poser, c'est "est-ce que t'as rencontré une communauté chrétienne et participes-tu à la vie d'une communauté chrétienne in real life, pas sur les réseaux», s'interroge Renaud Laby. Sans ces éléments, impossible pour lui de parler de conversion. « Se convertir ce n'est pas juste se dire "bah voilà, je suis chrétien" », le rejoint Timothée de Rauglaudre.

"Les réseaux sociaux ne sont pas la nouvelle panacée."
Père Aymar de Langautier

Le prêtre messin comme le Sarthois ne voient pas d'effet sur l'affluence des jeunes dans leur paroisse. Tout le contraire des influenceurs qui font salle comble, un constat dégageant l'impression d'un épiphénomène. Si les églises des influenceurs se remplissent, l'Église, elle, n'est pas plus attractive.

Le Père Aymar de Langautier, lui-même ne pense pas que son activité sur les réseaux sociaux est en passe de donner une seconde jeunesse au catholicisme. « Quand la télévision est arrivée, Pie XII, a dit "c’est magnifique, le monde va pouvoir devenir chrétien". Bon, le monde n’est pas devenu chrétien depuis. Les réseaux sociaux ne sont pas la nouvelle panacée*. » Une panacée pourtant cruciale pour une institution que même le Pape François décrit comme « malade parce qu'elle reste enfermée dans ses petites sécurités ».

Frère Paul Adrien
d'Hardemare

Le Squeezie des cathos
Père Mathieu
Seul en tête
Renaud Laby
Celui qui n'y croit pas
Timothée de Rauglaudre
Journaliste d'enquête
sur la religion
Robert Scholtus
Le curé du Minitel
Père Aymar de Langautier
Ni Youtubeur, ni influenceur
Kriks06
"Un mec cool qui parle de Jésus"
Le Catho de service
Influenceur pour débutants
*Catéchèse : Instruction religieuse
La nuit des influenceurs
La grande cène
*Panacée : Remède universel
Episode n°3